En octobre 2024, Bruno Retailleau, alors nouveau ministre de l’Intérieur, affirmait : « L’Etat de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. […] La source de l’Etat de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain. ». Ces propos, malgré qu’ils illustrent une certaine vision politique de l’Etat qui s’inscrit dans un mouvement de remise en cause de la prééminence du droit, ne sont pas totalement erronés.
La démocratie, entendue comme une pensée libérale ou néolibérale d’exercice du pouvoir, repose sur un triptyque. Premièrement, la démocratie électorale, caractérisée par le principe du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » qui figure à l’article 2 de la Constitution de 1958. Deuxièmement, la protection des droits et libertés fondamentaux, qui obligent l’Etat en tant que tel mais également les autorités publiques, les personnes publiques ainsi que les personnes privées chargées d’une mission de service public. Troisièmement, la prééminence du droit, dont la signification va évoluer au fil des époques.
Les qualités intrinsèques à la notion de prééminence du droit puisent leur source dans l’Antiquité. Platon proclamait ainsi que « là où le droit est soumis à une autre autorité et n’en a aucune en propre, l’effondrement de l’Etat, à mon avis, n’est pas loin ; mais si le le droit est le maître du gouvernement et le gouvernement est son esclave, la situation est très prometteuse ».
La lecture moderne de cette notion peut être attribuée au constitutionnaliste britannique A. V. Dicey, qui considérait que deux principes étaient inhérents à la Constitution coutumière britannique. Le premier principe était celui de la souveraineté du Parlement, présenté comme la caractéristique principale d’un Etat démocratique. Le second principe était celui de la prééminence du droit.
La notion allemande de Rechtsstaat est centrée sur l’Etat. Son principal théoricien, R. von Mohl, l’opposait à l’Etat absolutiste, dans lequel l’exécutif détenait des pouvoirs illimités.
Quant à la conception française, elle transparaît dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et sera davantage développée par R. Carré de Malberg au début du XXe siècle. La notion d’Etat de droit renvoie ainsi à un État garant des droits fondamentaux consacrés par la Constitution.
La notion de prééminence du droit s’est développée de manière transfrontalière, notamment du fait des conflits mondiaux du XXe siècle dont la régularisation passait par les outils juridiques. Sa diffusion s’est même réalisée au-delà des cercles étatiques (acteurs privés, organisations non gouvernementales, communauté internationale). Ce phénomène de mondialisation a donc abouti à ce que chacun ait son interprétation de la signification de cette notion.
La Commission européenne pour la démocratie par le droit1 s’est employée à en esquisser une définition dans son Rapport sur la prééminence du droit publié en 2011. Selon elle, « La prééminence du droit au sens propre fait partie intégrante de la société démocratique ; elle impose aux décideurs de traiter toute personne de manière digne, égale et rationnelle, dans le respect du droit et en mettant à sa disposition des voies de recours pour contester la légalité d’une décision devant des juridictions indépendantes et impartiales, selon une procédure équitable ».
Depuis la fin du XIXe siècle, certains Etats remettent en cause la prééminence du droit qui s’imposait jusqu’alors comme une évidence. Cette remise en cause passe essentiellement par la contestation de la démocratie représentative, en tant que ses institutions sont la cause de la dilution du pouvoir appartenant à l’origine au peuple. Se substitue donc une démocratie populiste, dont la rhétorique est fondée sur trois caractéristiques. D’abord, une méfiance envers les élites que constituent les partis politiques, les intellectuels mais aussi les fonctionnaires. Ensuite, une crainte envers un système caché trahissant les intérêts populaires. Enfin, une dénonciation des entités internationales voulant nuire au peuple.
Nombreux sont les politiques à s’être emparés de cette rhétorique pour arriver démocratiquement au pouvoir. Pensons évidemment à la Hongrie sous Orbán2, à la Turquie sous Erdogan ou encore aux Philippines sous Duterte. Leur logique conduit souvent à affaiblir les principes libéraux (indépendance et impartialité de la justice, sécurité juridique et interdiction de l’arbitraire, égalité devant la loi), opérant ainsi un glissement vers une démocratie illibérale.
Ces démocraties illibérales ne remettent pas en cause la démocratie, mais une certaine vision de la démocratie. A rebours de ce que l’on pourrait penser, elles respectent les règles de droit. Mais c’est un respect formel. Car il convient de distinguer la forme, à savoir le support et les règles qui en découlent, de la substance, entendue comme le contenu de ces règles. La forme est respectée oui, car le propre d’un dirigeant populiste est d’adopter un discours conforme aux institutions qui ont permis notre élection. Non que les institutions plaisent évidemment, mais elles octroient un brevet de légitimité. La substance, elle, va peu à peu être modifiée et des valeurs traditionnelles et historiques vont être réhabilitées.
Ainsi, les propos de Bruno Retailleau exposés en introduction illustrent, inévitablement, la montée en puissance du populisme dans notre démocratie. Face à ce phénomène, l’Union européenne commence à user d’outils juridiques jusque là restés inutilisés3.
Julie RIOU, Permanente fédérale
- Commission de Venise, « Rapport sur la prééminence du droit », Étude n°512/2009, 28 mars 2011, 17p. ↩︎
- V. Le dossier « La crise de l’état de droit à l’aune des exemples polonais et hongrois », publié par la Revue des droits et libertés fondamentaux. ↩︎
- V. Art. 7 Traité sur l’Union européenne, art. 258 Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, Règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union ; v. pour un exemple : CJUE, 16 février 2022, Hongrie et Pologne contre Parlement et Conseil, C-156 et 157/21, points 155 à 185. ↩︎